Herman Melville : Moby Dick


XIII

LA BROUETTE

 

Le matin suivant, donc le lundi, après avoir placé la tête embaumée chez un coiffeur, comme buste, je réglai ma note et celle de mon camarade avec l’argent de ce dernier. Le patron ricaneur et ses pensionnaires semblaient prodigieusement amusés de l’amitié soudaine de Queequeg et de moi ; surtout après que les histoires abracadabrantes de Peter Coffin m’eussent d’abord tant alarmé au sujet de ce personnage dont ils me voyaient devenu le copain.
Nous empruntâmes une brouette et y empilâmes nos bagages, c’est-à-dire mon pauvre petit sac, le sac de toile et le hamac de Queequeg. Nous descendîmes à la recherche de La Mousse, le petit schooner faisant le service de Nantucket, qui était amarré au quai. Sur notre passage les gens ouvraient de gros yeux, non pas à cause de Queequeg — ils avaient l’habitude de voir dans leurs rues des cannibales comme lui — mais de nous voir tous deux en si bon termes. Nous n’y prêtions guère attention, continuant de pousser la brouette à tour de rôle. De temps à autre Queequeg s’arrêter pour réajuster le fourreau sur le dard de son harpon. Je lui demandai pourquoi, à terre, il s’encombrait de cette arme et si les bateaux baleiniers ne fournissaient pas leurs propres harpons. À quoi il me répondit que c’était vrai mais qu’il avait une affection particulière pour le sien parce qu’il était fait d’un acier sûr, éprouvé dans maints combats mortels, et qu’il s’était enfoncé profondément dans des cœurs de baleines ; bref, comme beaucoup de moissonneurs et faucheurs vont aux près des fermiers avec leur propre faux — bien que n’étant nullement obligé de la fournir — ainsi, pour les mêmes raisons, il préférait son propre harpon.
En me reprenant la brouette, il me raconta une histoire drôle à propos de la première brouette qu’il avait vue. C’était à Sag Harborg. Les armateurs de son bateau, paraît-il, lui avaient prêté une brouette pour trimballer son lourd coffre à son logement. Pour ne pas avoir l’air d’un ignorant, bien que ne sachant pas du tout comment se servir de cet objet, il avait posé le coffre dessus, l’avait solidement arrimé et, mettant la brouette sur son épaule, s’en était allé ainsi le long des quais.
— Mais, Queequeg, dis-je, vous auriez pu savoir ça, il me semble. Est-ce que les gens n’ont pas rigolé ?
Sur ce, il me raconta une autre histoire.

Herman Melville, extrait de Moby Dick [1851],
Gallimard, 1941, pp. 53-54,
traduction de Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono.
[contribution de Didier Pemerle]

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