Georges Perec : La Vie mode d’emploi

Il trouva aussi des vieux jouets qui étaient certainement ceux avec lesquels avait joué François : une toupie à ressort, et un petit nègre en plomb peint avec un trou de clé dans le côté ; il n’avait pour ainsi dire aucune épaisseur, consistant en deux profils plus ou moins fondus ensemble, et sa brouette était maintenant toute tordue et cassée.

Georges Perec, La Vie mode d’emploi,
Hachette/P.O.L, 1978, pp. 381-382.

Charles Cros : « Effarement »

I. Effarement

Au milieu de la nuit, un rêve. Une gare de chemin de fer. Des employés portant des caractères cabalistiques sur leurs casquettes administratives. Des wagons à claire-voie chargés de dames-jeannes en fer battu. Les brouettes ferrées roulent avec des colis qu’on arrime dans les voitures du train.

Une voix de sous-chef crie : La raison de M. Igitur, à destination de la lune ! Un manœuvre vient et appose une étiquette sur le colis désigné — une dame-jeanne semblable à celles des wagons à claire-voie. Et, après la pesée à la bascule, on embarque. Le coup de sifflet du départ résonne, aigu, vertigineux et prolongé.

Réveil subit. Le coup de sifflet se termine en miaulement de chat de gouttière. M. Igitur s’élance, crève la vitre et plonge son regard dans le bleu sombre où plane la face narquoise de la lune.

Charles Cros, extrait de « Sur trois aquatintes de Henry Cros » [c. 1870],
in Œuvres complètes, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 127.

Raymond Roussel : La Doublure

                                                    Poussant une brouette,
S’approche, à gauche, un grand et très gros campagnard ;
Sa tête immense a l’air souriant, goguenard,
Avec l’aspect heureux d’un bon propriétaire ;
Dans la brouette on voit un peu de grosse terre
Véritable, noirâtre et par paquets ; il est
Sans veste, en pantalon gris très clair, en gilet
Ouvert par où l’on voit son plastron de chemise ;
Au bout d’une baguette on lit : « Terre promise »
Sur un écriteau jaune encadré d’un dessin
Formant un fin zigzag ; en dessous : « au voisin »
Est écrit entre deux parenthèses.
Raymond Roussel, La Doublure [1897]
in Œuvres, tome 1, Jean-Jacques Pauvert, 1994, p. 267.

Raymond Roussel : Nouvelles Impressions d’Afrique

Illustration de H.-A. Zo pour Nouvelles Impressions d’Afrique
Dès que l’homme, au surplus, pour avoir ausculté […]
Pendant qu’on l’épluchait telle porte ou tel mur […]
Voit tout nus ses défauts, ses tics, ses appétits,
Par ses yeux complaisants ils sont rendus petits […]
Comme si, choisissant la seconde opportune,
Un ensorcellement eût su le rendre enclin
A prendre : […] — à s’étonner prêt si l’étape est forte,
Pour un campylomètre utilisé, l’avant
D’une brouette au pas ; — […]
Raymond Roussel, Nouvelles Impressions d’Afrique [1932],
Jean-Jacques Pauvert, 1963, pp. 25-49

 

Commentaire de Jean Ferry :

 

L’objet figure sur l’illustration et l’explique. On se rendra compte de visu qu’il n’est pas, il s’en faut, de la taille d’une roue de brouette.
Jean Ferry, Une étude sur Raymond Roussel,
Arcanes, 1953, p. 110.

Jean Giono : Le Chant du monde

La petite cliente maigre serrée dans son fichu soupesait des patates comme des fruits. On marchait dans une boue noire qui fliquait sous les pas. De chaque côté de la rue les ruisseaux coulaient rouges en roulant de grosses îles de graisse de bêtes. Le drapier avait ouvert sa porte. Il époussetait des bures qui sentaient le champ. Le boucher pendait aux crochets de sa devanture des torses de chevreaux ouverts comme des pastèques. Une petite vieille courbée lui tira la blouse. — Des tripes ? — Entrez. Il ouvrit sa porte. Il fit passer la vieille sous son bras ; il la suivit, essuyant ses grosses mains à son tablier. Un piano mécanique dansait avec ses gros pieds de cuivre pleins de grelots. Des tanneurs revenaient de l’écharnage avec des brouettes chargées de peaux.
Jean Giono, Le Chant du monde [1934],
Gallimard, « Folio », 1995, p.118-119.
[contribution de Florian Ferré]

Marcel Schwob : Cœur double

Le lendemain soir, à l’appel, mon ami Podêr était parti en bombe. Après, il entra en prison. Je le vis quelques jours, le balai à la main, le calot sur l’oreille, derrière la brouette. Il fit la marche forcée, avec paquetage sur le dos, du camp jusqu’au quartier.

Marcel Schwob, « Podêr », Cœur double [1891],
U.G.E., « 10/18 », 1979, p. 219 ;
in Œuvres, Phébus, coll.
« Libretto », 2002, p. 192.
[contribution de Florian Ferré]

Julio Cortázar : Marelle

« La non-communication parfaite, pensa Oliveira. Ce n’est pas tant que nous soyons seuls, ça, on le sait et pas moyen d’y couper. Être seul, en définitive, c’est être seul sur un certain plan où d’autres solitudes pourraient, à la rigueur, établir un contact avec nous. Mais le moindre conflit, un accident de la rue ou une déclaration de guerre, provoque la brutale intersection de plans différents et un homme qui est peut-être une éminence en science ou en sanscrit devient un pépère pour le brancardier qui le relève dans la rue. Edgar Poe sur une brouette, Verlaine aux mains de médicastres, Nerval et Artaud chez les psychiatres de quartier. Que pouvait savoir de Keats l’apothicaire italien qui le saignait et le faisait mourir de faim ? Et, comme il est vraisemblable que les hommes comme eux gardent le silence, les autres triomphent aveuglément, sans mauvaise intention d’ailleurs, sans savoir que cet opéré, ce tuberculeux, ce blessé nu sur un lit, est doublement seul entouré d’êtres se mouvant comme derrière une vitre, dans une autre époque… »

Julio Cortázar, Marelle [1963],
traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon et Françoise Rosset,
Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1989, p. 107.

Jean-Pierre Mocky : Je vais encore me faire des amis !

Passionné par le cinéma américain, Bourvil avait appris l’anglais dans la perspective d’une carrière internationale, amorcée avec L’Arbre de Noël, de Terence Young, dont il partage l’affiche avec William Holden et qu’il avait tenu à postsynchroniser lui-même dans les deux langues. Il se savait atteint d’un cancer de la moelle osseuse, mais c’est sur le tournage de ce film qu’il se mit à en subir les effets dévastateurs. Lors d’une scène, il devait manœuvrer une brouette : se baissant pour s’en saisir, il fut incapable de se relever. On l’emmena aussitôt au fort Carré d’Antibes, ancienne bâtisse militaire équipée d’un centre d’entraînement et d’éducation physique. En vain : tordu de douleur, Bourvil fut hospitalisé à Marseille.

Jean-Pierre Mocky, Je vais encore me faire des amis !,
éditions du Cherche-Midi, coll. « Documents », 2015, p. 97.

Francis Picabia : Poésie ron-ron

il faut plaire aux gens
mais combien sont-ils
voilà quarante ans qu’ils m’empoisonnent
avec leurs yeux tous les jours la même chose
j’ai l’estomac frissonnant
bizarre et vermoulu
je suis la grande chaleur de midi
dans une nacelle qui plane
sur un plan de géographie brouette
le choléra des temps passés
était plus beau que la guerre
guenille au coin des rues
nourris de pastilles de Vichy
se volatilise dans l’insomnie
en se tordant les bras
ils semblent rire de l’atroce supplice
de leur vie

Francis Picabia, extrait de Poésie ron-ron [1919],
in Poèmes, Mémoire du Livre, 2002, pp. 173-174

Marcel Arnac : Le Brelan de Joie

À ce moment, arrive un gros moine qui clampine et s’époumone à crier :
— Une voiture ! un cheval ! un âne ! Ma part de Paradis à celui qui me portera !
Maître Adam lui demande pourquoi :
— Je suis perdu d’honneur, gémit le moine, si je n’arrive en temps pour ce sermon que je dois faire à Quinquenouille ! Ce n’est qu’à une petite lieue d’ici, mais je suis tourmenté de la goutte nouée et n’avance qu’à la continue !
— Ici, répond le meunier, on ne trouverait pas une brouette ! Sans quoi, frère capucin, je vous aurais mené. Il nous faut aviser d’autre chose. Buvons !
Le penaillon s’y résout à contre-cœur. Il torche son verre en soupirant, mange le fromage comme à regret, et demande, les larmes aux yeux, quelle est la suite…
Marcel Arnac, Le Brelan de Joie,
Bernard Grasset, 1924, pp. 171-172.