Luc Dietrich : Le Bonheur des tristes

Le matin il fallut récurer l’étable. Ma fourche piquait les jarrets des bêtes. J’en reçus un coup de pied qui me jeta de mon long dans la bouse. Je m’essuyai d’un revers de ma manche. Il me parut impossible de soulever la brouette, puis elle m’entraîna comme une pierre au cou. Je courus chercher l’eau de l’autre côté de la place : les seaux pesaient à m’arracher les bras, me coupant les genoux, m’aspergeaient. Je les apportais à demi vidés et la vache les renversait en y fourrant le nez. Pendant ce temps, mon patron, assis près de la porte riait en se tapant sur les cuisses. Mes talons devenaient bleus.

Luc Dietrich, Le Bonheur des tristes [1935],
Le temps qu’il fait, 2016, p. 173.

 

Maintenant mes vaches m’obéissaient. La brouette, la fourche, le seau, la scie, la hache, commençaient à me servir en même temps que je les servais.
C’est une bonne et belle chose qu’un instrument ; une chose que l’homme a mise comme un rapport entre son vouloir et les choses. Je contemplais le manche encore tendre de la chaleur de la main qu’il avait aidée, la lame luisante de l’intelligence qui l’avait construite.

Ibid., p. 175.
[contribution de Frédéric Richaud]

Patrick Cauvin : Laura Brams

Il émergea, cligna les yeux sous la violence jaune de la lumière survoltée et buta dans une brouette. Cela faisait douze ans que le site avait été réouvert. C’était l’une des plus grandes découvertes archéologiques de ce temps… Lentement un monde remontait vers la surface. Les pierres livraient leurs secrets ; le plus étrange univers qu’il y eût sur cette planète ressortait au jour et se livrait aux chercheurs. Ce lieu était une chance, une chance inouïe.

Patrick Cauvin [Claude Klotz], Laura Brams [1984],
Le Livre de Poche, 1986, p.14.

 

Après qu’elle eut disparu, il était resté quelques instants devant la clinique… Des pierres meulières, cela lui avait toujours produit un étrange effet, une impression de froid, de rugosité, presque de méchanceté dans le contact… Il y avait une brouette abandonnée au pied d’un arbre… Des traces d’un feu… On disait que c’était l’un des meilleurs établissements psychiatriques d’Europe… malgré tout, il n’arrivait pas à trouver cela rassurant.
« Et depuis ? »
Les arbres disparurent, la brouette et les feuilles entassées si imbibées d’eau qu’il pouvait en décrire l’odeur de terre et de mort s’effacèrent, tout un monde spongieux et humide… Yann le regardait, les mâchoires bougeaient. Blazier enregistra que son ami se rasait mal. Des poils oubliés sous les maxillaires.

Ibid., pp. 221-222.
[contribution de Florian Ferré]

Auguste Le Breton : Les Hauts Murs

Trois semaines après le drame, comme Tréguier, encadré du Gobi et de la « Vache », traversait la cour rendue glissante par le gel de la nuit, leur groupe croisa l’Astucieux. Celui-ci poussait devant lui une brouette pleine de détritus. Pour satisfaire sa curiosité, il jeta au passage, sans s’occuper des gaffes :
— Alors, gars ! Y t’ont collé la « vingt et une » ?
— Oui, dit Tréguier, penchant la tête pour l’apercevoir une dernière fois.
— Où qu’ tu vas ?
— Belle-Île !
En patinant sur le sol gelé, la roue de la brouette grinça sinistrement dans le silence de la cour, et l’Astucieux cria :
— Ça va pas être de la tarte !
Puis d’une voix déjà lointaine :
— Bonne chance, vieux ! P’t-être que j’ te reverrai avant ton transfert !

Auguste Le Breton, Les Hauts Murs [1954],
Plon, 1967, pp. 251-252.
[contribution de Florian Ferré]

Peter Brook : Oublier le temps

Allait-il pleuvoir ? Je fis toutes sortes de promesses aux nuages. Lorsque le jour se leva enfin, le temps n’était ni beau ni pluvieux. Nous nous sommes précipités dans la rue, nous, une poignée de néophytes surexcités, munis de grands paniers contenant des habits empruntés à des costumiers londoniens, d’une brouette destinée à servir de chariot pour la caméra et enfin d’un carrosse d’époque, un objet splendide, prêté par un duc excentrique. Devant une foule de badauds, je courais dans tous les sens, essayant de maintenir un minimum de cohésion au sein de l’équipe. Enfin, un peu d’ordre sortit du chaos et je vécus, pour la première fois, l’instant magique où on crie « moteur ! ».

Peter Brook, Oublier le temps,
Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2003, p. 40.

Henry Miller : Le Colosse de Maroussi

Je venais tout juste de remonter en voiture, quand il se mit à pleuvoir, d’abord légèrement, puis de plus en plus fort. Lorsque nous arrivâmes aux mauvaises terres, le sol n’était plus qu’une immense étendue d’eau tourbillonnante. Ce qui, quelques heures plus tôt, était argile cuite par le soleil, sable, aridité, désert, était à présent une succession de terrasses à demi noyées, parcourues en tous sens par des cascades brunâtres et tumultueuses, par des rivières coulant dans toutes les directions et se ruant vers l’immense puisard fumant en charriant tout un chaos de morne limon, de branches cassées, de rocs éboulés, d’ardoise, de pierre de mine, de fleurs des champs, d’insectes morts, de lézards, de brouettes, de mulets, de chiens, de chats, de cabanes, de jaunes têtes de maïs, de nids d’oiseau, de tout ce qui n’avait assez d’esprit, ni de pieds, ni de racines pour résister.

Henry Miller, Le Colosse de Maroussi [1941],
traduction définitive de Georges Belmont,
Stock/Chêne, 1958, p. 217

Max Jacob : Le Cornet à dés

POUR NE RIEN DIRE

La brouette du tonnerre se termine en Espagne par une boule d’arc-en-ciel. Dans un pays où les Églises sont entourées de géraniums de toutes couleurs je l’ai vue sur la queue d’un cheval.

Max Jacob,
in Le Cornet à dés [1945],
Gallimard, coll. « Poésie », 2003, p. 195.
[contribution de Thomas Goguet]

Anne Parian : Monospace

Brouette pelle et louchet
contredits d’artifices jouent
avec peindre
inévitablement sans moyens

Tous les dessins appliqués précisément aux arrangements intérieurs balancés par ceux d’une nature sauvage vierge et encore indivisible (1) facilitent les copies
multiplient les représentations de feuillages de scènes digressives et postures variées

 

(1) L’effet de jungle serait mis en scène par des termes savants : phyllostachys aurea, rhododendron pontique, carex, primulas, ligularias cotoneaster damneri, hereda helix et acaena, par exemple, renforceraient la puissance suggestive entretenue déjà par le toc des mouvements de reliefs, les matériaux synthétiques, matières plastiques, papiers jetables.
Anne Parian, Monospace,
P.O.L, 2007, p. 45.
[contribution de Thomas Goguet]

Jean Joubert : L’Homme de sable

Deux de ces monstres creusaient la fondation de la pyramide, tandis que le troisième, campé sur la berge, fouissait la crique où serait situé le port. La lourde drague de la marine, retardée de deux jours par la tempête, avait enfin jeté l’ancre dans le chenal, et crachait la boue sur les digues. Partout s’affairaient les nains orange et casqués, avec des brouettes, des pelles, des planches de coffrage. Déjà les bétonnières commençaient à tourner.

Jean Joubert, L’Homme de sable [1975],
Le Livre de Poche, 1978, p. 36.

 

Il fit quelques pas en agitant sa lanterne, éclairant un tas de planches, une brouette renversée, puis le mur qui longeait la pyramide.
C’est alors que j’aperçus une inscription en grosses lettres noires.
« Regardez ! Là ! »

Ibid., p. 67.

 

Il se marie demain, oui, avec une fille qui a des terres, mais une belle garce, et il en verra de toutes les couleurs. Bon ça ! Dans un an les cornes lui perceront le chapeau. Pour l’instant, il fait encore le malin, mais ça ne va pas durer. Vous avez vu son œil. Je suis sûr qu’il voit au moins trois têtes de taureaux sur le mur. Cette nuit, on va le ramener à la maison sur une brouette. La coutume. J’attends, je veux voir… Vous n’êtes pas d’ici. Vous voyagez ?

Ibid., p. 91.

 

Puis la soirée devient confuse. On me verse encore du vin, mais c’est une autre fille noire, plus lourde, aux hanches de statue, et qui, elle, ne se montre pas loquace. L’ivrogne me dit que c’est la fille du patron : Isabelle. « Jolie, mais pas commode ! » Il me crie à l’oreille : « Dites aux gens du Nord, dites-leur bien… » Je hoche la tête. Les voix se font plus stridentes, et le fiancé, blême, la sueur aux tempes, fixe le mur comme s’il y voyait un spectre. « Bientôt, glousse l’autre, on apportera la brouette ! »
Je sors. La nuit tangue. Je crache contre les étoiles.

Ibid., p. 94.

 

Dès le lendemain, il réunissait les responsables, et il ordonnait à ces hommes fatigués, que son appel avait arrachés à un bref sommeil, de reprendre immédiatement les travaux avec les moyens du bord. Si les machines nous manquaient, les ouvriers étaient là, avec des pelles et des pioches. Faute d’essence, donc de camions, on utiliserait des brouettes. Il ne fallait en aucun cas que notre élan fût brisé. Durbain disait « notre œuvre  », « notre ville », « notre but », d’une voix ferme et sans emphase.

Ibid., pp. 159-160.

Didier Pemerle : À trois jours de moi

Entre l’oubli et le souvenir utiles, la nuit tranche. Le matin, ne reste définitivement irrésolue que la bulle, où je m’ignore et m’évanouis, contenue par la tête de Thomas. J’y suis pour moi comme j’étais avant de naître, d’être conçu même.
Je lui demande de prendre la brouette, deux seaux et d’aller arroser le jardin. Il pose son bol, fronce les sourcils, relève une moitié de lèvre supérieure, se colle les poings contre les tempes, coudes sur la table et émet le raclement de glotte caractéristique du malade qui se gargarise ou de l’agonisant qu’on heurte par mégarde. « Thomas, pas de comédie », lui dis-je. […]
Il est sept heures dix. J’amène la brouette sous l’escalier aux marches désarticulées mais encore assez solides pour conduire le visiteur inattentif au choc certain du crâne contre le plafond des décombres et je la pousse devant la porte de la loge, le long de la haie de bûches appuyées au mur de l’entrée.

Didier Pemerle, À trois jours de moi,
Robert Laffont, 1985, pp. 42-43.

 

J’entends dans la rue la voix de Thomas qui semble parler au grincement de la brouette.

Ibid., p. 49.

 

Bien. Les passants sont nombreux et se croisent sur le boulevard. Les roues des carrioles et des brouettes grasseyent dans la terre meuble ou se querellent avec les bancs de pavés, il ne fait pas froid, je ne pousse rien, ma journée est finie, je vais voir Gertrude.

Ibid., p. 159-160.

Gilbert Sorrentino : Splendide-Hôtel

Il est clair que dans le célèbre poème de l’artiste à propos de la brouette rouge, le mot « enduite », possède une qualité adjectivale : il fonctionne un peu comme un gérondif. Il a la vie absolue du verbe, mais contient toujours la qualité picturale, l’image, si vous voulez, du substantif. Il donne à cette remarquable œuvre d’art le pouvoir insistant qu’elle a sur l’imagination, sa qualité de noblesse figée. « Enduite ». Je prends le d de ce mot comme excuse pour ce chapitre.

Gilbert Sorrentino, Splendide-Hôtel [1973],
traduit par Bernard Hœpffner,
Éditions Cent Pages, 2017, non paginé, chapitre D.
[contribution de Jacques Barbaut]