Roland Dorgelès : Bouquet de bohème

Maclet, le paysagiste, eut des débuts moins agités, mais guère plus faciles. […] Si quelqu’un, touché par sa mine ingénue, lui demandait ce qu’il faisait, il répondait timidement : « Je peins », mais se gardait de préciser qu’il peignait des lits-cage dans une fabrique de la rue Jessaint. Peu après, entré comme jardinier au Moulin de la Galette, il changea de formule et répondit aux indiscrets : « Je fais des fleurs », ce qui avait encore un semblant de vérité. Au pays de Petit-Jean, on ne se laisse pas prendre sans vert… […]
Vite dégoûté de peindre des lits de fer et de brouetter du terreau, le « maître jardinier », comme l’appelait Mac Orlan, résolut de vivre de sa peinture. Les marchands n’y mirent pas du leur. Il dut se serrer le ventre et parfois dormir à la belle étoile.

Roland Dorgelès, Bouquet de bohème,
Albin Michel, 1947, pp. 177-178.

 

Pour la distraction, en tout cas, tout le monde tombera d’accord ; jamais, de mémoire d’indigène, on n’avait assisté à de pareilles bacchanales. Les petites femmes se promenaient en maillot, et se baignaient même toutes nues. Le soir, à l’hôtel où elles prenaient pension, elles chantaient des horreurs qui faisaient fuir les familles. Leurs compagnons saccageaient les maisons que des naïfs leur avaient louées, tirant dans les portes à coups de revolver, se déguisant avec les robes de mariées et ornant de moustaches les portraits de grands’mères. Astucieux, avec ça. Ainsi, prévoyant qu’à la fin de la soirée, ils ne marcheraient plus très droit, ils retenaient un gars solide qui les attendait devant l’hôtel et, moyennant vingt sous, les ramenait à domicile dans sa brouette.

Ibid., p. 303.

Herman Melville : Moby Dick

XIII

LA BROUETTE

 

Le matin suivant, donc le lundi, après avoir placé la tête embaumée chez un coiffeur, comme buste, je réglai ma note et celle de mon camarade avec l’argent de ce dernier. Le patron ricaneur et ses pensionnaires semblaient prodigieusement amusés de l’amitié soudaine de Queequeg et de moi ; surtout après que les histoires abracadabrantes de Peter Coffin m’eussent d’abord tant alarmé au sujet de ce personnage dont ils me voyaient devenu le copain.
Nous empruntâmes une brouette et y empilâmes nos bagages, c’est-à-dire mon pauvre petit sac, le sac de toile et le hamac de Queequeg. Nous descendîmes à la recherche de La Mousse, le petit schooner faisant le service de Nantucket, qui était amarré au quai. Sur notre passage les gens ouvraient de gros yeux, non pas à cause de Queequeg — ils avaient l’habitude de voir dans leurs rues des cannibales comme lui — mais de nous voir tous deux en si bon termes. Nous n’y prêtions guère attention, continuant de pousser la brouette à tour de rôle. De temps à autre Queequeg s’arrêter pour réajuster le fourreau sur le dard de son harpon. Je lui demandai pourquoi, à terre, il s’encombrait de cette arme et si les bateaux baleiniers ne fournissaient pas leurs propres harpons. À quoi il me répondit que c’était vrai mais qu’il avait une affection particulière pour le sien parce qu’il était fait d’un acier sûr, éprouvé dans maints combats mortels, et qu’il s’était enfoncé profondément dans des cœurs de baleines ; bref, comme beaucoup de moissonneurs et faucheurs vont aux près des fermiers avec leur propre faux — bien que n’étant nullement obligé de la fournir — ainsi, pour les mêmes raisons, il préférait son propre harpon.
En me reprenant la brouette, il me raconta une histoire drôle à propos de la première brouette qu’il avait vue. C’était à Sag Harborg. Les armateurs de son bateau, paraît-il, lui avaient prêté une brouette pour trimballer son lourd coffre à son logement. Pour ne pas avoir l’air d’un ignorant, bien que ne sachant pas du tout comment se servir de cet objet, il avait posé le coffre dessus, l’avait solidement arrimé et, mettant la brouette sur son épaule, s’en était allé ainsi le long des quais.
— Mais, Queequeg, dis-je, vous auriez pu savoir ça, il me semble. Est-ce que les gens n’ont pas rigolé ?
Sur ce, il me raconta une autre histoire.

Herman Melville, extrait de Moby Dick [1851],
Gallimard, 1941, pp. 53-54,
traduction de Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono.
[contribution de Didier Pemerle]

Patrice Robin : Le Commerce du père

Le cadre de la deuxième photo est plus serré. On aperçoit un petit morceau de macadam au premier plan. Au deuxième, le trottoir devant la maison. De la marchandise y est exposée, quatre scies à bois, deux escabeaux, six fourches, une brouette, deux bassins pour faire boire les vaches, de la chaîne pour les attacher et quelques bottes de fil de fer barbelé pour les enfermer. C’est vendredi, jour de marché. Ma mère et Jacqueline, la vendeuse, posent au troisième plan devant la porte de la quincaillerie. Une vitrine a été percée, une affiche placardée à l’intérieur pour annoncer la foire commerciale de Châtillon-sur-Sèvre. La petite ville changera de nom en 1965. Au-dessus de la vitrine, une enseigne lumineuse aux armes des machines à laver Atlantic. Le « P. ROBIN Quincaillier » en fer forgé noir, scellé au fronton du magasin et dont quelques clients malins disent parfois qu’il n’y aura même pas besoin de le faire changer quand le fiston prendra la suite, n’est pas dans le cadre. La fenêtre du rez-de-chaussée a été agrandie. Trois jardinières de fleurs sont posées sur son rebord. C’est notre salle à manger. À l’extrême droite de la photo, le garage voisin que mes parents ont racheté. Le portail en tôle est ouvert. Il a résonné tout au long de mon adolescence sous mes tirs au but. Jacqueline plisse les yeux. Peut-être est-ce l’été, les vacances scolaires. Peut-être ai-je aidé à sortir la marchandise. Peut-être suis-je le photographe.

Patrice Robin, Le Commerce du père,
P.O.L., 2009, pp. 64-65.

 

Son style et sa syntaxe s’améliorent. Je suis très surpris d’avoir reçu une facture de deux roues de brouette à payer fin septembre, au total pour les roues de brouette, j’en ai commandé 3 depuis le début de l’année les deux dernières que j’ai reçues ont été acquittées fin mai avant qu’elles ne soient en ma possession alors je ne vois nullement pourquoi j’accepterais cette dernière facture. Veuillez m’envoyer votre représentant que nous mettions ça au clair.

Ibid., p. 101.

 

Le lundi 22 novembre la page est à demi déchirée. Un certain David, demeurant en haut de la côte, route de Beaupréau à Cholet, n’a probablement pas été livré de sa brouette.

Ibid., p. 109.
[contribution de Fabrice Lefaix]

Henry Fèvre : Monsieur Pophilat, grand homme

Et tout ce confortable, à qui le devait-on ? À leur fils, à leur cher Anatole. Voilà ce que c’est aussi, il lui avaient inculqué une bonne éducation. Ne me parlez pas de ces parents toujours à dorloter et à alanguir leurs enfants qui ne leur en savent pas gré et, habitués à se voir servir, deviennent des propres à rien. Eux, ils avaient dit à Anatole : « Il n’y a pas le sou à la maison, te voilà dans tes quatorze ans, tu possèdes ton alphabet, tes quatre règles, tu es vacciné, tu as des bras pour travailler, tu as des jambes pour t’en aller, profites-en et va voir ailleurs si nous y sommes. » Alors Anatole était devenu pharmacien. Oh ! pas tout de suite, bien sûr ; on ne devient pas comme ça évêque ou général, le temps de la pousse d’un champignon ; pharmacien non plus, pardi. Mais le gosse avait travaillé. Il avait d’abord rincé les bocaux chez un pharmacien de la ville, même il les rinçait très bien et on aurait mangé dedans. Puis il s’était mis à étudier de lui-même dans des livres aussi gros que des pierres de taille ; son patron qui avait deviné son intelligence l’avait poussé, brouetté, lancé. Si bien qu’Anatole avait mérité un diplôme, apostillé par des ministres. Bref, voilà qu’il était devenu un monsieur, s’était marié avec la fille de son premier patron dont il avait repris le magasin.

Henry Fèvre, extrait de Monsieur Pophilat, grand homme,
Ernest Kolb, 1890, pp. 2-3.

John Brunner : A l’ouest du temps

Paul gagna son bureau en poussant un soupir de soulagement. Il alla se poster à la fenêtre au lieu d’attaquer tout de suite la liasse de paperasses qui l’attendait comme chaque matin. Il alluma une cigarette tout en contemplant les équipes de travail thérapeutique qui étaient sur le point de se disperser vers leurs occupations respectives.
੦ Une chose de bien, à Chent. On ne laisse pas les pauvres diables se morfondre sur leur derrière toute la journée dans les salles communes. Je me demande qui a innové en cette matière. Impossible que ce soit Holinshed. Son prédécesseur ? Celui d’avant ?
La journée n’était pas particulièrement belle, mais au moins elle était un peu moins humide que la veille. Il bâilla tout en observant l’équipe de jardinage qui attendait sa distribution d’outils de sécurité — dans la mesure où il pouvait exister un instrument de jardinage inoffensif. En fait, on ne donnait jamais rien de plus dangereux qu’une brouette ou un balai de bruyère aux malades qui n’étaient pas relativement stabilisés.

John Brunner, extrait de À l’ouest du temps [1967], traduit par Guy Abadia,
Robert Laffont, « Ailleurs et demain », 1978, p. 62.

Robert Desnos : Deuil pour deuil

J’ai pris l’habitude de rire aux éclats des funérailles qui me servent de paysage. J’ai vécu des existences infinies dans des couloirs obscurs, au sein des mines. J’ai livré des combats aux vampires de marbre blanc mais, malgré mes discours astucieux, je fus toujours seul en réalité dans le cabanon capitonné où je m’évertuais à faire naître le feu du choc de ma cervelle dure contre les murs moelleux à souhait de me faire regretter les hanches imaginaires.
Ce que je ne savais pas, je l’ai inventé mieux qu’une Amérique à dix-huit carats, que la croix ou la brouette. Amour ! amour ! je n’emploierai plus pour te décrire les épithètes ronflantes des moteurs d’aviation. Je parlerai de toi avec banalité car le banal me présentera peut-être cette extraordinaire aventure que je prépare depuis l’âge de la parole tendre et dont j’ignore le sexe.

Robert Desnos, extrait de Deuil pour deuil [1924],
in Œuvres, Gallimard, « Quarto », 1999, pp. 193-194.

Simon Liberati : Les Rameaux noirs

Je fais un rêve pénible, pas vraiment un cauchemar. Je travaille sur un chantier comme manœuvre. Peut-être celui de l’hôtel Lotti, rue de Castiglione que j’ai visité avec Eva la semaine dernière. Le rêve me fait tomber dans un état de passivité timide — un repli silencieux plus effrayant à surmonter que la tâche à faire. J’ai souffert dans ma jeunesse du mutisme où je m’enfermais dès que je devais travailler en équipe. Les autres m’ayant laissé dans mon coin, un angle de mur à claire-voie troué par le pic des démolisseurs, je passe mon temps allongé dans la poussière de ciment à côté de petits déchets à fouiller au fond d’une cavité où je discerne au moins deux objets : un fragment d’outil taché de plâtre et une bague cabossée fixée à un écrou. Je reconnais le deuxième objet que j’arrive à retirer à force de contorsions, un anneau de tiroir en cuivre. Dans mes mains, il se met à briller. Un ouvrier qui passe derrière moi me dit que c’est une « belle trouvaille ». En me relevant, je découvre que le chantier s’est vidé. On est à la fin de la semaine et je n’ai guère avancé. Je croise un contremaître à l’étage inférieur, je lui demande « où sont les briques ? », il me regarde sans méchanceté de l’air déçu et méprisant qu’ont les travailleurs manuels pour les incapables. Son jugement est fait, la sympathie n’y peut rien, il m’indique une pile de briques neuves qui se trouve non loin sous mon nez. Je n’ai pas de brouette, je ne sais pas gâcher le ciment. L’heure de la paye est arrivée, je suis humilié de devoir bientôt demander mon salaire, et pourtant j’ai besoin de cet argent.

Simon Liberati, extrait de Les Rameaux noirs [2017],
Le Livre de poche, 2019, p. 13-14.
[contribution de Pascal Zamor]

Émile Bergerat : Sonnet de la brouette

SONNET DE LA BROUETTE

À Port Royal des Champs, maître Blaise Pascal,
Géomètre éminent et théosophe austère,
Las de battre la mer sans rives du Mystère
Savoure sur son banc le calme monacal.

Sevré de tout repos, même dominical,
Un vieil âne très doux, celui du monastère,
Sous la charge de bois dont il porte le stère
Rue et jette au savant un braîment amical.

— « Tu vois des gueux du Roy le type et le symbole :
La science nous doit, elle aussi, son obole :
Nos devoirs sont trop lourds, frère homme, fais le tien ».

Et, du rameau brisé d’une branche d’érable,
Sur le sable, en rêvant, l’Archimède chrétien
Tire le plan de la brouette vénérable.

Émile Bergerat, in Comœdia du 9 janvier 1910, p. 1.

Stéphane Mallarmé : Vers de circonstance

Je ne crois pas qu’une brouette
D’espoirs, de vœux, de fleurs enfin
Verse à vos pieds ce que souhaite
Notre cœur, Madame Dauphin.

Stéphane Mallarmé, extrait de Vers de circonstance,
Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1920, p. 67.
[contribution de Jacques Barbaut]

Marcel Aymé : Travelingue

Choisi parmi ses plus proches collaborateurs pour assumer provisoirement les fonctions d’administrateur, M. Louvier, homme capable et consciencieux, ne se sentait pas libre de suivre son inspiration. Il lui semblait, en décidant sur des conjectures, jouer à la roulette avec le bien d’autrui. Aux premiers symptômes, d’ailleurs incertains, d’une agitation parmi les ouvriers de l’usine, il eut peur d’un incident qui pût être exploité par des meneurs et donna aux agents de maîtrise la consigne de se montrer conciliants. Le rendement du travail tomba aussitôt. Chauvieux observa sur le vif que l’indulgence à laquelle étaient tenus les contremaîtres faisait justement naître de ces incidents redoutés par la direction. Il était assez bien placé pour s’en rendre compte, car ses fonctions l’appelaient plus souvent dans les ateliers que dans les bureaux. On avait créé pour lui la dignité d’administrateur du matériel. Comme le matériel de fabrication était confié à des spécialistes,il s’occupait surtout du matériel roulant, camions, tombereaux, wagonnets, brouettes, diables. C’était lui qui décidait de les faire réparer dans leurs œuvres vives, de les réformer définitivement ou de les changer d’affectation. Il avait acquis à cette besogne un coup d’œil estimé.

Marcel Aymé, Travelingue [1941],
Gallimard, coll. « Folio », 1973, pp. 35-36.

 

Il était à peu près minuit lorsque Bernard, guidé par le désir de jeter un coup d’œil à la demeure de son rival, arriva au bas de la rue Norvins. L’endroit était désert. Les gardes mobiles qui stationnaient tout à l’heure sur le trottoir de l’avenue Junot, derrière Le Moulin de la Galette, étaient partis dès après la réunion. Un vent d’automne, humide et quinteux, soulevait des feuilles mortes sur la chaussée. Au carrefour, Bernard hésita une seconde, le temps d’apprécier le ridicule de cette expédition si parfaitement inoffensive. Comme il s’engageait dans la rue Girardon, il vit à l’autre bout surgir une silhouette d’homme qui disparut presque aussitôt par l’escalier descendant à la place Constantin-Pecqueur. De taille moyenne, les épaules larges, la démarche souple, l’inconnu, ainsi vu de dos et à distance, semblait être assez jeune. Quoique distrait, Bernard observa qu’il marchait la tête baissée et les épaules remontées comme s’il eût tenté d’allumer une cigarette dans le vent. En approchant de l’endroit où l’homme s’était détaché de la pénombre, il distingua un tas de matériaux de construction débordant du trottoir jusque sur la chaussée. Dressées contre un mur, de longues planches faisaient ombre sur une pyramide de briques, au flanc de laquelle était renversée une brouette.
Bernard s’arrêta près du tas de briques pour jeter un coup d’œil dans la rue Simon-Dereure qui s’ouvrait à quelques pas de là. Mariette lui avait expliqué comment trouver la maison de Johnny, mais il s’y reconnaissait mal et doutait d’avoir pris la rue par le bon bout. Il se disposait à rebrousser chemin lorsque son attention fut attirée par un objet brillant sur le trottoir entre deux briques. Ce n’était qu’un morceau de fer-blanc, mais s’étant penché pour s’en assurer, il aperçut un peu plus loin, derrière la rue de la brouette, le pied d’un homme, chaussé de cuir jaune, et cette première découverte en amena une autre, celle d’une forme humaine, immobile, que lui avait jusqu’alors dissimulée la brouette. Le corps était couché, une jambe allongée, l’autre pliée sur le ventre, les mains crispées sur la poitrine, et la tête calée dans l’angle que formait le mur avec le tas de briques. S’étant habitué à la pénombre Bernard, tremblant d’horreur et de pitié, reconnut le visage de Milou. Le malheureux tirait la langue et ses yeux exorbités restaient grands ouverts. Bernard crut entendre des pas derrière lui et, en se retournant, fit s’écrouler quelques briques. Au bruit, il perdit la tête et, prenant sa course, s’élança dans l’escalier qu’avait pris le meurtrier quelques minutes plus tôt.

Ibid., pp. 234-236.
[contribution de Florian Ferré]