René Char : Le Marteau sans maître

POÈTES 

La tristesse des illettrés dans les ténèbres des bouteilles
L’inquiétude imperceptible des charrons
Les pièces de monnaie dans la vase profonde

Dans les nacelles de l’enclume
Vit le poète solitaire
Grande brouette des marécages

René Char, Le Marteau sans maître [1934],
in Œuvres complètes,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 26.
[contribution de Thomas Goguet]

Jacques Le Goff : Un autre Moyen Âge

Il est d’abord possible à l’historien de retrouver, derrière les traductions religieuses, le substrat matériel. Sans doute la charrue, le moulin, le pressoir, pour ne prendre que quelques objets de l’équipement technique et économique de base, apparaissent dans la littérature ou l’iconographie médiévales à titre de symboles3. Mais, à ce niveau déjà de l’inventaire descriptif, les détails, le contenu matériel des œuvres religieuses sont d’une grande richesse documentaire. On sait que l’hagiographie du Moyen-Âge ― du haut Moyen-Âge surtout ― a fourni une mine de renseignements sur la vie matérielle : débuts de l’extraction du charbon en Dauphiné, transport du sel sur la Moselle de Metz à Trèves au VIIe siècle, apparition du rabot ou de la brouette sur un chapiteau ou une miniature, etc.4. Le progrès technique au Moyen Âge est perçu comme un miracle, comme une domination de la nature qui ne peut avoir d’autre origine que la grâce divine5. Mais dans ce contexte le détail matériel est déjà fait de mentalité, engage plus que le descriptif ou l’anecdotique.

3. D’une vaste littérature, citons les travaux d’Aloïs Thomas sur le pressoir mystique, « Die Darstellung Christi in der Kelter », 1936 et « Christus in der Kelter », in Reallexicon zur deutschen Kunstgesdichte, 1953, et l’ouvrage de J. Daniélou sur Les Symboles chrétiens primitifs, 1961.
4. Sur l’apport de ces sources hagiographiques ou iconographiques à l’histoire des techniques, voir notamment B. Gilles, « Les développements technologiques en Europe de 1100 à 1400 », in Cahiers d’Histoire mondiale, 1956.
5. Il y a toute une histoire des miracles liée à l’évolution technique et économique : miracles de défrichement (Saint Benoît et le fer de l’outil tombé dans l’eau, chute d’arbre dont le bienheureux ermite Gaucher d’Aureuil sauve son compagnon de travail), miracles de construction (guérison miraculeuse ou résurrection des accidentés du travail).

Jacques Le Goff, Un autre Moyen Âge [1964],
Gallimard, coll. « Quarto », 1999, pp. 160-161.
[contribution de Florian Ferré]

Franz Bartelt : La Belle Maison

En suite de quoi, du haut d’une machine à faucher ou de la plate-forme de la moissonneuse, le maire pérorait un discours important sur le fond et puissant dans la forme. À l’heure des informations à la télé, tout le monde se dispersait et M.Balbe, d’un pas majoritaire, se promenait dans les rues de sa commune, le ventre au large, la face épanouie, ses gros doigts boudinés s’envolant, le cas échéant, en saluts et signes d’amitié.
Rien du bonheur général n’échappait à son œil souverain et paternel. Il notait qu’ici les fleurs ornaient avec plus d’abondance les appuis des fenêtres, que là la peinture des persiennes avait été rafraîchie. Plus loin, un tas de sable sur lequel une brouette était retournée signalait la volonté des riverains de réaliser un programme d’embellissement de leur cadre de vie. Devant la porte des Maurois, une bicyclette neuve étincelait au soleil, marque qu’on ne reculait pas devant l’investissement.
Franz Bartelt, La Belle Maison,
Le Dilettante, 2007, p. 14.
[contribution d’Annick Vatant]

Frédéric Forte : 33 sonnets plats

avant d’envisager · plus avant des sauts de techniques · je pense d’abord ethnique · et à dégager / la forme dessous bien rangée · pêcher avec éthique · des poissons de rivière à la main mécanique · et les manger / faire tourner à plein · ma tête · presque inventer la brouette / et sur les chemins · cueillir la ciboulette · les peaux de bête

Frédéric Forte, 33 sonnets plats,
Éditions de l’Attente, 2012, p.19.
[contribution de Thomas Goguet]

Saint-Pol-Roux : De la Colombe au Corbeau par le Paon

Type de bohème exceptionnel, ce Tonton Gril, sobriquet de Pascal le forgeron. Sa maison ouverte à tous les vents de la Rose vaut le pèlerinage au hameau du Kervien, ne serait-ce que pour admirer l’alcôve du maître de céans : deux caisses quelconques en guise de lit placées dans l’une des deux cheminées hautes de la forge. La nuit venue, notre phénomène se glisse dans un vieux sac à charbon, et bonsoir ! Si la pluie dégouline par l’ouverture supérieure de la cheminée, eh bien, mais on laisse les anges pisser, ça rafraîchit les idées ; si, par contre, splendide est la nuit et que le sommeil se fasse espérer, alors Pascal, nez en l’air, regarde les étoiles caramboler sur le carré du ciel à vif lui tenant lieu de baldaquin, puis s’endort, la bouche ouverte, en l’espoir que ces louis d’or du bon Dieu y tomberont dedans peut-être. Car il n’est pas riche le bonhomme. Sa besogne consiste à fabriquer des pièces pour charrettes, poêles et brouettes, des clefs, des outils, des piks, des crocs pour sarcler les panais et pour désensabler les palourdes, des darnes pour avirons, des crampons pour quilles et gouvernails, et cætera.

Saint-Pol-Roux, « Coupe de goémon en Roscanvel »,
in De la Colombe au Corbeau par le Paon,
Mercure de France, 1904.
[contribution de Mikaël Lugan]

Tristan Corbière : Les Amours jaunes

« Tiens… une ombre portée, un instant est venue
Dessiner ton profil sur la muraille nue,
Et j’ai tourné la tête… ― Espoir ou souvenir ―
Ma Sœur Anne, à ta tour, voyez-vous pas venir ?…
― Rien ! ― je vois… je vois, dans la froide chambrette,
Mon lit capitonné de satin de brouette ;
Et mon chien qui dort dessus ― pauvre animal ―
… Et je ris… parce que ça me fait un peu mal. »
Tristan Corbière, extrait de « Le Poète contumace »,
in Les Amours jaunes [1873],
Le Club Français du Livre, 1950, pp. 68-69.

J. Barine : La Vie aventureuse d’Arthur Rimbaud

― Ça n’est pourtant pas bien difficile d’ouvrir la petite porte du caveau. Elle ne fait que 50 cm² et vous êtes un homme solide.
J’entendis alors un grincement suivi d’un choc sourd et puis, plus clairement :
― Ioric ! aide-moi à lui tenir les pieds ! Vous autres, empoignez-la aux épaules. Attention à votre tête, Madame !
Cette voix caverneuse que j’entends si près de moi, je la reconnais, c’est la même, déformée par les échos.
― Ça y est ! J’y suis, ma main droite sur le cercueil de mon pauvre Arthur.
Quoi ! Mon pauvre Arthur ! C’est vrai que je n’ai plus mon or. Ils m’ont enlevé ma ceinture.
― Maintenant la main gauche… C’est là que reposent ma chère Vitalie et mon bon père.
― Oui, Madame, faites la brouette !
― Droite… gauche… droite….
― Madame, n’avancez pas plus ! Nous ne pourrions plus vous retenir.
― Bon, j’ai vu. Ramenez-moi maintenant !
Et je l’entends qui réclame qu’on accroche un crucifix sur la paroi avec un bouquet de buis bénit !
― Surtout n’oubliez pas ! Je tiens à ce que mon dernier local soit tout à fait prêt.
― Cré nom ! Je vais l’avoir avec moi jusqu’au Jugement Dernier. En attendant, tu parles d’un purgatoire.
J. Barine, La Vie aventureuse d’Arthur Rimbaud, poète et épicier (painted plates),
Cymbalum Pataphysicum, 2013, p. 8.

Christophe Tarkos : Écrits poétiques

Les matières seront mesurées dans des caisses ou dans des brouettes. Le gravier et la pierre cassée, après avoir été lavés dans des brouettes à claire-voie et convenablement égouttés, seront ajoutés à la matière, le mélange s’opérera à l’aide de rabots et de griffes de fer aussi longtemps qu’il faudra, chaque couche étant fortement comprimée de manière à ce que la masse soit bien compacte et solide, tout en évitant les coups répétés qui auraient pour résultat d’amollir le mortier.

Christophe Tarkos, extrait de « Ma langue est poétique » [1996],
in Écrits poétiques, P.O.L, 2008, p. 50.

Jacques Prévert : Paroles

LA BROUETTE

OU LES GRANDES INVENTIONS

 

Le paon fait la roue
le hasard fait le reste
Dieu s’assoit dedans
et l’homme le pousse.

Jacques Prévert, Paroles [1949],
Gallimard, coll. «Folio», 1995, p. 161.

Alexandre Vialatte : Les Amants de Mata Hari

Il devint l’homme de confiance de la maison. Ce fut même lui qui fut élu pour porter la malle à la gare, le jour où Mata Hari partit avec sa suite, son gramophone, ses musiciens, son savant, sa plante du songe, et les trois tomes des Splendeurs du Brésil, dans l’auréole de son oncle exotique. C’était le quinze août, pendant la procession. On les vit arriver de loin sous le grand soleil, dans un nuage de poussière, comme les troupeaux dans Don Quichotte. Et en tête avançait Pantoufle, haletant, coiffé de l’écharpe d’Iris, ceint du cache-nez de la Bérézina, poussant sur une brouette vert pomme une malle bourrée de costumes nudistes, solidement arrimée par une corde de chanvre et surmontée des Splendeurs du Brésil. Les autres suivaient graves et pompeux, solennels comme des rois de jeux de cartes, à cause de la procession pour laquelle ils voulaient marquer leur déférence. Ils la longèrent d’un bout à l’autre sous l’œil effaré du clergé. Il y eut un moment cornélien où Pantoufle tout contracté, n’osant doubler le saint sacrement, et pris entre la correction et l’affolement que lui procurait la vue de la rapide horloge de la gare, jointe aux objurgations pressantes d’une Mata Hari inquiète qui le poussait dans le dos du manche de son ombrelle, parut mille fois plus pompeux, plus pénétré, plus empesé et plus raidi de correction angoissée que l’archiprêtre en chasuble d’or. Ensuite ils devinrent tout petits au bout de l’avenue Lombescure et disparurent par la petite porte de la gare comme dans le trou noir d’un porte-plume souvenir.

Alexandre Vialatte, Les Amants de Mata Hari [1936-1938],
Dilettante, 2005, pp. 63-64.
[contribution de Jean-Michel Vignaud]