Jacques Abeille : Les Jardins statuaires

Or, le plus souvent, c’est un socle presque régulier, un parallélépipède ou une masse oblongue, que quelques coups de ciseau suffiront à préciser, qui surgit de la terre. À ce moment, la statue peut atteindre les dimensions d’un monument assez imposant. La déplacer dans ses dernières transplantations requiert tout un appareil d’un instrument de levage. Il peut même advenir que les jardiniers aient recours au plan incliné, aux rigoles de sable ou de gravier, et aux rouleaux de bois. Hommes et bêtes s’attellent à l’énorme masse de pierre qui tremble. Et puis on la descend dans une fosse profonde autant que la statue est haute et on l’enterre pendant quelques jours. […] Ce fut une des très rares occasions dans lesquelles j’observai une sorte d’abandon chez les jardiniers, et un homme moins attentif que je ne l’étais aurait fort bien pu ne rien remarquer car mon guide déjà cherchait à détourner mon attention. Il avait saisi, à deux pas de nous, appuyé à une brouette, un manche de pioche et me le tendait.
— Tenez, me dit-il, et tâtez le terrain qui s’étend à vos pieds.
Je pris le morceau de bois et l’appuyai au sol en pesant dessus pour l’enfoncer. Je faillis tomber en avant et ne gardai l’équilibre que grâce à mes deux compagnons qui me retinrent chacun par un bras. La terre était si légère, si aéré, que le bois s’y enfonçait en n’y rencontrant presque aucune résistance.
[…]
À je ne sais quel raidissement, je pressentis que mes compagnons allaient m’entraîner plus loin. Mais je ne pouvais me rassasier du spectacle qui s’offrait à mes yeux. Centimètre par centimètre, au rythme sage des travailleurs, la statue sortait de terre, et il me semblait voir répéter, à une vitesse soudain accélérée, toute sa croissance passée. Une si pâle raison suffit-elle à rendre compte de la fascination dont de nouveau je sentais les orbes m’étreindre ? Mon émotion était si forte que je priai mes compagnons de me laisser demeurer jusqu’à la fin des opérations.
— Nous craignions, me dit mon guide, que les répétitions et les longueurs ne vous lassent, mais nous pouvons voir fort bien vous montrer ici par par le menu ce dont nous ne vous aurions laissé voir, en allant de place en place, que les moments principaux.
Et ils approchèrent des brouettes dont ils m’invitèrent, après en avoir ôté les côtés, à user comme d’un banc. Or, à peine nous étions-nous installés que je me relevai. Assis à deux pas de la fosse, je ne pouvais en voir le fond. Je n’étais pas là pour attendre, mais pour voir. Je m’avançais tout à fait sur le bord et me tins immobile, bras croisés. J’étais sans impatience. Je n’attendais rien. Il me fallait être là, c’est tout.
[…]
Quand l’eau parvint à mi-hauteur de la statue, les hommes approchèrent un radeau de roseau que dans un coin, à l’aide de cordes, ils descendirent et laissèrent flotter tout en le maintenant près du bord. Le niveau montait toujours. Les jardiniers, pendant un moment, délaissèrent ce chantier. J’étais seul veillant au progrès des eaux. Je jetai un regard par-dessus mon épaule. Mes deux compagnons, assis chacun sur une brouette, me regardaient. Il me sembla qu’ils ne m’avaient pas quitté des yeux et qu’ils attendaient peut-être un mot de moi. Me détournant un instant de ma contemplation, je m’approchai d’eux.

Jacques Abeille, Les Jardins statuaires [1982],
Gallimard, coll. « Folio », 2012, pp. 52-55.

 

Nous avons mangé un peu et sommes descendus. La grisaille des jours précédents s’était dissipée. Le mur de statues qui cernait la demeure étincelait sous le soleil. Cette enceinte semi-circulaire était bordée d’un remblai de pierraille. Le travail était simple. C’était un travail de bagnard. Il fallait, à coups de masse, réduire ces cailloux jusqu’à l’état de gravier. On chargeait ensuite ces débris dans une brouette que l’on vidait dans les couloirs e pente qui sinuaient entre les troncs de pierre vers le centre de cette masse proliférante. Je décidai de faire les travaux qui exigeaient les efforts les plus violents. Tandis que je maniais la masse, ma compagne chargeait la brouette, que je poussais ensuite sur un chemin de planches pour la renverser dans les excavations. Bien que j’eusse voulu lui épargner de la peine, elle saisissait la masse dès que je poussais la brouette. Je n’osai d’abord rien lui dire, mais quand j’eus fait quelques voyage et pus mesurer à quel point nos efforts étaient dérisoires en regard des nécessités urgentes qui pesaient sur le domaine, je voulus lui remontrer que le plus sage était de profiter de l’aide que je lui apportais pour travailler moins rudement.
— Au contraire, c’est autant de gagné, me dit-elle.
— Mais sur quoi gagné ? protestai-je. Il ne s’agit ici que de retarder, dans une infime mesure, l’inéluctable. C’est vraiment un excès de vertu que de s’y acharner à ce point !
— Il faut retarder la marche de la pierre. Il vient toujours un moment où la terre connaît une phase d’épuisement. Il ne dépend peut-être que de moi que cela survienne avant que la demeure ne soit détruite avec le coin de domaine qui subsiste.
Je renonçai à raisonner et, mêlant l’orgueil à la tendresse, je tâchai de travailler avec autant de vaillance qu’elle. Mais, quelque effort que je fisse, j’étais loin de montrer la même maîtrise qu’elle dans ce genre d’exercice. Dans le maniement de la pelle ou celui de la masse, elle parvenait à une sorte d’art ; je l’ai dit déjà, elle semblait danser. À plusieurs reprises, alors que j’allais gravir avec la brouette chargée de raidillon de planches, elle me retint et me fit étendre contre elle dans un creux de terrain qu’elle avait su ménager sur les lieux même de notre besogne. Nous eûmes chaque fois à subir, heureusement sans dommage, un sévère mitraillage de pierres éclatées projetées depuis les profondeurs du monstre figé. Et comme je m’étonnais de la prescience qui lui permettait d’intervenir si à propos, elle me fit observer quelques signes, parmi lesquels cette sorte de grincement particulièrement sinistre bien que presque imperceptible, que j’avais moi-même remarqué sans savoir en tirer les conséquences. Et comme je notais que je n’aurais sans doute jamais eu un sens de l’observation suffisamment fin pour me garantir aussi bien qu’elle le faisait, elle me répondit :
— Quand la vie en dépend, on devient attentif.

Ibid., pp. 226-227.

 

Lorsque mon frère est mort, nous n’étions plus que trois sur le domaine. Il ne pouvait y avoir de cérémonie. Je ne connaissais même pas le chant de la mort. J’ai dévêtu le corps ; mais je ne pouvais pas ôter le bras de marbre. Il a fallu que l’aîné le saisisse, s’arc-boute et même pose un pied sur le ventre de son cadet pour parvenir à l’arracher. Ils ont mis le cadavre dans la fosse que j’ai comblée de mes mains. Et puis chacun est allée s’enfermer dans une cellule. Mais il y a pire. De mois en mois, les statues progressaient. Deux fois elles ont retourné la terre où il était enseveli et l’ont ramené au jour. Deux fois nous l’avons enfoui de nouveau. Comme si la pierre s’acharnait à recommencer le supplice. La troisième fois, mon frère aîné était parti. Mon père avait pris l’habitude de s’enfermer dans la bibliothèque. J’ai chargé les restes exhumés sur une brouette et je les ai enterrés ici, en un endroit qui convenait, souhaitant qu’il soit tout entier revenu à la terre le jour où les statues viendront abattre la demeure. Car elles y viendront.
— Je serai déjà venu te chercher et tu ne songeras plus à ces malheurs.
— Ce ne sont plus tout à fait des malheurs. Depuis que tu es là, près de moi, il me semble que quelque chose doit venir de ces étrangetés et qu’on n’est pas en vain malmené par le destin. Quelque part demeure un germe de fécondité. Le plus vivace.
J’ai posé la main sur son épaule. Nous avons traversé la maison et, jusqu’au soir, nous avons travaillé avec autant d’acharnement que le matin. Lorsque Vanina me laissa seul sur le chantier pour aller préparer le repas, il ne restait à déblayer que les derniers fragments de l’avalanche que j’avais déclenchée plus tôt dans la journée. Et, comme je poussais l’ultime brouette vers un boyau qui s’ouvrait entre les colonnes de la falaise, le soleil couchant de ses derniers rayons aviva l’éclat de la pierre et empourpra le piémont caillouteux de cette muraille. Je crus voir, me dominant de toute sa taille, m’appelant peut-être, une monstrueuse et stupide mâchoire, reste d’un cyclope anéanti dont perdurait et ne cessait de croître la férocité. En un éclair j’eus l’intuition de ce qui avait dicté la mort du frère de Vanina. Et moi aussi j’éprouvai l’irrésistible besoin de me redresser. Mais le ciel s’éteignit et avec lui cessa l’immobile fascination des pierres. Je me retrouvai semblable à moi-même, étranger au pays des jardiniers. Vanina m’appelait, j’achevai de vider la brouette, rangeai les outils et rentrai pour dîner.

Ibid., pp. 243-244.
[contribution de Florian Ferré]

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