Svetlana Alexievitch : La Fin de l’homme rouge

Nous n’avions reçu aucun ordre d’en haut. Avant, on nous disait : vous avez accompli votre tâche, vous avez introduit la ligne du Parti dans la vie. Mais là, des enseignants faisaient grève et réclamaient une augmentation, un jeune metteur en scène répétait une pièce interdite dans un club ouvrier… Seigneur ! Les ouvriers d’une fabrique de carton avaient sorti leur directeur dans une brouette, ils hurlaient comme des malades, ils cassaient les vitres. Pendant la nuit, des gens avaient fixé un câble métallique à une statue de Lénine et l’avaient renversée. Ils lui faisaient des bras d’honneur. Le Parti ne savait pas comment réagir… Je me souviens de ce désarroi…

Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge (ou le temps du désenchantement),
traduit du russe par Sophie Benech,
Actes Sud, 2013, p.74
— témoignage d’Éléna Iourevna S., troisième secrétaire du comité régional du Parti, 49 ans.

 

À un moment, il a travaillé dans une chaufferie. Quelqu’un lui a sauvé la vie alors qu’il était à bout de forces. Le chauffagiste était un Moscovite, un professeur de lettres. Il transportait du bois pour lui, dans une brouette. Ils discutaient : un homme qui cite Pouchkine ou qui écoute Bach peut-il tirer sur des gens désarmés ?

Ibid., p. 254
– témoignage d’Olga Karimova, musicienne, 49 ans.
[contribution de Florian Ferré]

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