Raymond Queneau : Les Œuvres complètes de Sally Mara

 — On va se débrouiller sans lui, dit Kelleher. Écris toujours le bon de réquisition.
— Fais-le, toi, dit Caffrey. Je vais chercher une brouette.
[…]
— Fallait t’expliquer plus tôt. Bon, va chercher la brouette et je fais le bon de réquisition.
Caffrey regarda l’homme de la taverne qui gisait sans souffler du nez ; le sang même ne pissait plus.
— Tu crois qu’il est défunt ?
— Va chercher la brouette, dit Kelleher.

 

*

 

[…] Alors, je te propose une chose : on les prend tous dans la brouette, ou un par un s’ils n’y tiennent pas tous, et on va les balancer dans la Liffey.
[…]
— Tu m’aides à mettre les deux fonctionnaires sur la brouette, puis tu commence à pousser la môme. Quand tu es juste à côté de la flotte, je fonce et on les balance dans l’eau en même temps. De façon à ne faire qu’un seul floc. Ensuite, on revient en courant et ça y est.
[…]
Ils commencèrent par Sir Théodore Durant et le mirent sur la brouette. Puis, ils allèrent chercher l’huissier. Ils s’aperçurent alors qu’il était difficile de coller les deux corps sur le même moyen de locomotion ; après y avoir réfléchi quelque temps, ils décidèrent de les placer tête-bêche.
[…]
Kelleher, en élaborant son plan, avait négligé les marches du perron. Se précipitant avec la brouette, il n’avait pu équilibrer la descente, le contenu avait basculé avec un son flasque, et Kelleher s’était écroulé en faisant un magnifique valdingue, accompagné d’une dégringolade sonore du véhicule.
[…]
Il n’entendit même pas le roulement de la brouette sur les pavés. L’héroïque Kelleher avait collé de nouveau les deux fonctionnaires sur la bérouette et fonçait, sous le feu de l’ennemi.
Dès qu’il fut à portée de voix basse, il se mit à gueuler sotto voce :
— Jette-la donc, eh con !
Gallager, saisit, cessa ses transports spasmodiques et d’une seule poussée précipita la jeune fille dans la flotte où elle chut en même temps que les deux autres cadavres et la brouette elle-même. Il y eut un quadruple plongeon, et Kelleher, faisant aussitôt demi-tour, galopa vers leur blockhaus. Gallager, sans raisonner, se leva et fit de même.
Il y eut encore quelques coups de feu tirés, mais ils passèrent à côté des deux croque-morts amateurs.
Lesquels enjambèrent l’escalier en deux bonds et se précipitèrent dans l’entrée béante et sombre. Kelleher sauta sur sa Maxim pour lâcher quelques rafales, au jugé. Gallager, en bouclant la lourde, aperçut la brouette qui, surnageant, voguait au fil de la Liffey.
[…]
Il aperçut les quais avec leurs tas de bois, le pont O’Connell, la Liffey enfin, qui coulait lentement, emportant vers son embouchure une brouette hésitante.
[…]
— Je ne sais pas. Et un autre, un autre des vôtres courait en poussant une brouette.
— Alors ?
— Ils ont jeté des tas de cadavres dans la Liffey.
[…]
— Regardez là-bas, la brouette des morts qui s’en va voguant vers la mer d’Irlande au fil de la Liffey.
Il regarda. Effectivement, il y avait une brouette qui flottait sur la rivière. Il poussa un faible gémissement pour signifier qu’il l’avait vue. […]
— Eh bien oui, dit-il, elle flotte la brouette.
Raymond Queneau, On est toujours trop bon avec les femmes [1947],
in Les Œuvres complètes de Sally Mara,
Gallimard, 1962, p. 213 et pp. 254-260.

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