Jacques Darras : Arpentage de la poésie contemporaine

« Du bout du doigt j’annonce l’objet qui fait image ». « C’est une définition / Une description interrompue ». Ici il s’agit d’une réalité le plus souvent nominale singulière. Comme la célèbre brouette de Williams, luisante de pluie, dans le jardin, à côté de la cage à poules blanches. L’objet, de préférence, n’a pas encore été choisi par la poésie. Quoi de plus « prosaïque » qu’une brouette de série ? Industrielle, elle figure certainement au nombre des articles de la quincaillerie Duchamp. Parler de quincaillerie, c’est tirer la brouette côté province française. Jean Follain, Guillevic, Ponge, Queneau le mercier auront eux aussi des tendresses pour l’instrument humble. Leur réalisme, cependant est de tendance utilitaire. Une éthique préside au choix de l’objet d’usage courant que — chez Ponge par exemple — l’ironie pare de vertus traditionnellement accordées aux objets de luxe.
[…] La célébrité de la « brouette rouge » tient aussi à sa célérité, d’ailleurs d’autant plus ironique que l’engin est au repos mais gros d’une puissance de déplacements. C’est — ce moteur en miniature — le moyeu du monde. Mais essayez un peu de découvrir le symbole en filigrane. Vous n’y parviendrez pas ! La construction mécanique tient d’elle-même, en elle-même. L’assemblage poème présente l’assemblage brouette dans un « zeugme » parfait.
La correspondance symbolique de l’objet ne peut donc s’acquérir que par opération réflexive. Ajoutez à la brouette la valeur ajoutée « symbole », si vous le voulez. Le poème vous prévient : ce sera à vos risques de ridicule ! Une brouette n’est pas instrument particulièrement apte à l’usage symbolique. La manipulation de cette nature peut se faire, à la rigueur, en classe de littérature, devant des élèves ébahis. Mais l’intégrité de l’objet est totale. Le poème la défend. La banalisation de l’image atteint ici son but en conformité avec le second principe de l’imagisme tel qu’énoncé par Ezra Pound : « À aucun prix n’utiliser de mots qui ne contribueraient pas à la présentation ».
Jacques Darras, extrait de « Largeur du pied le soleil »,
in Arpentage de la poésie contemporaine,
In’hui/Trois Cailloux, Amiens, 1987, pp. 266-268.

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