Richard Parker : On est toujours trop doux avec les enfants

Nous accueillons aujourd’hui le centième auteur de notre anthologie.
Le hasard de nos lectures faisant souvent bien les choses, il s’agit non seulement d’un texte dans lequel la brouette a une très grande importance mais il est aussi axé sur l’enfance, de telle sorte qu’il fait un peu figure, en cette fin d’année, d’un conte de Noël. Sa brouette est notre brouette de Noël, d’ailleurs elle est rouge, comme celle de William Carlos Williams.
Pour fêter ce centième auteur, accordons-lui, une fois n’est pas coutume, une présentation.
Richard Parker (1914-1990), nous disent les auteurs — Jacques Sternberg, Jacques Bergier & Alex Grall — des Chefs-d’œuvre du sourire où nous trouvons ce conte, était « un des collaborateurs de la célèbre, mais défunte, revue Lilliput. La nouvelle choisie est, à notre connaissance, le seul texte littéraire de son auteur. Judith Merril, spécialiste américaine de la science-fiction, le publia dans l’anthologie Off the beaten orbit ». Il faut souligner que les anthologistes se trompent : Richard Parker avait déjà écrit trois livres pour enfants : Escape from the Zoo (1945), A Camel from the Desert (1951) et The Penguin Goes Home (1951). Mais ils ne pouvaient pas savoir à l’époque — 1964, apparemment : l’anthologie n’indique aucune date de parution, tout comme elle n’indique pas les noms des traducteurs, ce n’est pas bien — que Richard Parker écrirait The Hendon Fungus (1968), The Old Powder Line (1971), Spell Seven (1971) et A Time to Choose (1973), aux histoires étonnantes (cf. l’Encyclopedia of Science Fiction).

Enfin, annonçons, pour la fin d’année, la parution, ici-même, d’une grande étude scientifique sur ce que cent auteurs peuvent bien nous apprendre au sujet de la brouette littéraire.

Ajout du 23/12/2019 : Pascal Zamor nous apprend que la nouvelle est d’abord parue, en français, dans Planète n° 14 (janvier 1964), avec une belle illustration de Carelman. Nous trouvons, cette fois, les noms des traducteurs : Louis Pauwels et Jacques Bergier.

 

LA BROUETTE

ON EST TOUJOURS TROP DOUX AVEC LES ENFANTS

« Thomis, ça suffit ! Si tu n’es pas calmé dans deux minutes, je te change en brouette. Dernier avertissement. »
Il n’était pas le seul à chahuter. Toute la classe avait la fièvre, mais je l’avais choisi pour faire un exemple. C’était un jour de grand vent : les gosses sont sensibles. En outre, le père de Thomis venait de toucher un gros paquet au P.M.U. Mais si l’on cherche des excuses aux mômes, où va-t-on ? Je laissai tout de même passer trois minutes.
« Et alors, Thomis, cette addition ?
— J’ai même pas commencé.
— Bien. Tu ne diras pas que je ne t’ai pas prévenu. »
Et, illico, je le changeai en brouette. Une brouette en métal rouge, avec une roue à pneu.
La classe redevint calme. Comme toujours, quand on est ferme. Nous fîmes du bon travail durant une demi-heure. Puis on sonna la récréation, et je chassai tout le monde.
« Ça va, Thomis, dis-je, tu peux revenir. »
Mais il ne se passa rien. Je pensai que Thomis faisait la mauvaise tête. Tout de même, au bout d’un moment, il me sembla que quelque chose clochait. J’allai voir le directeur.
« Monsieur le Directeur, je viens de changer Thomis en brouette, et je n’arrive pas à le faire revenir dans sa peau.
— Tiens, tiens, fit le directeur sans lever les yeux de son registre. Et vous êtes pressé ?
— Non, mais cela m’inquiète.
— C’est lequel, Thomis ?
— Un petit trapu, pâle, qui renifle toujours.
— Avec des cheveux rouges ?
— Les cheveux rouges, c’est Sanderson. Thomis a les tiffes noirs, coiffés en nid d’oiseau.
— Je vois. Amenez-le moi dans un quart d’heure. »
Pensif, je montai à la salle des maîtres, Tongelow faisait le thé. Je me souvins qu’il était quelqu’un au syndicat des instituteurs.
« Tongelow, si je payais ma cotisation ? »
Il posa doucement la théière.
« Qu’est-ce que vous avez donc encore fait ? Jeté un pauvre enfant par la fenêtre du deuxième étage ?
— Rien. Simplement, je ne veux pas être trop en retard. »
Il prit mon fric et me délivra un reçu que je rangeai soigneusement dans mon portefeuille. Je me sentais mieux.
Dix minutes après, j’allai prendre Thomis et le roulai jusqu’au bureau du directeur.
« Alors, dit celui-ci, on a fini par toucher le matériel que j’ai commandé ?
— Non, monsieur, dis-je. C’est Thomis.
— Ah ! bien, j’avais oublié. Laissez-le moi, je vous le ramènerai en classe quand il sera présentable. »
Je regagnai donc ma chaire. Nous fîmes deux compositions sans voir reparaître Thomis. Le vieux l’avait peut-être oublié encore une fois. Je remontai à son bureau. Il était agenouillé sur le tapis, sans col ni cravate.
« J’ai tout essayé, dit-il, et ça ne bouge pas. Avez-vous fait quelque chose d’inhabituel ?
— Non, monsieur. Une simple punition de routine.
— Vous feriez mieux d’appeler le syndicat. Demandez le service juridique, maître Maxstein, et expliquez l’affaire.
— Vous croyez que nous sommes coincés ?
— Je le crains. Dépêchez-vous avant qu’ils aillent déjeuner. »
Je réussis à obtenir la communication. Maxstein était encore là. Il m’écouta en grognant.
« Vous êtes syndiqué ?
— Oui.
— Cotisation à jour ?
— Bien sûr.
— Je vous rappellerai dans une heure. Je n’ai pas encore eu d’histoire de ce genre, me semble-t-il.
— Vous ne pourriez pas me donner une idée, même vague, sur la façon dont la situation se présente ?
— Nous sommes derrière vous, naturellement. Secours juridique gratuit, assurances, etc. Mais…
— Mais quoi ?
— Mais je ne voudrais pas être à votre place. »
Et il raccrocha.
L’après-midi se traîna. Pas de coup de téléphone de Maxstein. Le directeur eut assez de Thomis et le roula dans le couloir. À la récréation, j’appelai Maxstein.
« Je n’ai pas pu vous joindre, dit-il, j’étais très pris. Tout dépend de l’attitude des parents. S’ils décident de poursuivre, il faudra que j’aille vous voir et vous assister.
— En attendant, le gosse est toujours une brouette !
— Oui. Ce que je vous conseille, c’est de le rouler jusque chez ses parents tout à l’heure. Voyez leur attitude. On ne sait jamais. Ils pourraient être reconnaissants.
— Reconnaissants ?
— Il y a eu un cas à Glasgow. Un môme qu’on avait changé en machine à couper le jambon. La mère fut enchantée. Allez-y et faites moi signe demain matin.
— Merci, maître », dis-je.
À quatre heures, lorsque la place, devant l’école, fut déserte, je roulai Thomis. Dans les rues, je vis que j’attirais l’attention. L’histoire m’avait précédé. Des gens que je ne connaissais pas me souhaitèrent le bonsoir, et trois ou quatre personnes sortirent en courant des boutiques. J’arrivai chez Mr. Thomis. La maison était pleine.
On fêtait la victoire au P.M.U. Mr. Thomis me contempla d’un œil vitreux et fit un effort pour se concentrer.
« Mais c’est le prof à Teddy ! Venez prendre un pot !
— Je suis venu à propos de Teddy…
— Ça peut attendre, venez prendre un pot.
— C’est grave, monsieur, dis-je. J’ai changé votre fils en brouette, et…
— Venez prendre un pot. »
Nous bûmes à la santé du cheval, puis de Mr. et de Mrs. Thomis.
« Combien avez-vous gagné ? demandai-je poliment.
— Onze mille shillings. C’est bath, hein ?
— À propos de Teddy…
— Ah ! l’histoire de la brouette ? fit Mr. Thomis. On va voir. »
Nous sortîmes dans la cour. Il alla vers la brouette.
« C’est lui ? » demanda-t-il.
J’inclinai la tête. Mr. Thomis détacha une énorme ceinture qui servait de secours à ses bretelles et la fit siffler dans l’air.
« Teddy ! Si tu ne reviens pas immédiatement, je te flanque une dérouillée maison ! »
Aussitôt la brouette se changea en Teddy Thomis. Le gosse courut à travers le jardin et se sauva par un trou de la clôture.
« Et voilà ! dit Mr. Thomis. Vous autres, profs, vous êtes trop doux avec les enfants. Allons reprendre un pot. »

Richard Parker, « On est toujours trop doux avec les enfants »,
[Wheelbarrow Boy, 1951],
in Les Chefs-d’œuvre du sourire,
anthologie Planète, [1964], pp. 51-53.

Jean-Marc Lovay : Les Régions céréalières

Je pénétrai dans la remise en poussant la vieille porte de bois. Une douce pénombre régnait à l’intérieur, et des lueurs vacillaient autour de petites lucarnes. Il n’y avait que peut d’objets, mais ce qui attira mon attention, ce furent les trois brouettes à bras entassées l’une dans l’autre dans un coin de la pièce. Le dessus de la dernière brouette était rouillé, et des plaques rouges hérissaient l’espèce de bombement. Par qui avaient-elles été utilisées en dernier. Quelle avait été la dernière main qui avait palpé les manches de bois ? Je m’assis sur un escabeau branlant, le dos au mur, les mains posées sur mes genoux. Quelle douce quiétude ! quel miracle d’endroit ! le crépuscule emplissait la pièce comme un liquide se déverse dans un récipient. Peu à peu une sorte d’assoupissement prit possession de moi, et je parvins à trouver une position confortable sur cet escabeau. Je me mis à envisager la mort à l’intérieur de cette remise, mais je me gardai bien de laisser mon esprit s’enfoncer dans des zones difficilement déchiffrables, car il me semblait, à mesure que la douceur du lieu se manifestait, que je rejoignais certaines des thèses de Dilar, quant au caractère funèbre des murailles des domaines. Seulement, il y avait une différence de taille entre les éléments composant la donnée : je n’étais pas au pied d’une muraille, mais dans une remise à outils ; je n’avais jamais vu la remise en chantier ou en construction, de même que les surveillants ne perçurent jamais la construction d’une muraille.

Jean-Marc Lovay, Les Régions céréalières,
Gallimard, 1976, p. 61.
[contribution de Fabrice Lefaix]

Denis Roche : Temps profond

6 septembre 1980 (samedi). […] Plus tard, je suis en train de ranger mon bureau. J’ouvre l’une des fenêtres de la verrière, et dans l’infime espace ainsi dévoilé dessous, je trouve un petit papillon de nuit gris, bien étalé, aux larges antennes lancéolées. Il bouge un peu, pas beaucoup. Je le mets dans la paume de ma main et je le laisse tomber dehors. Sur fond de verdure des arbres et de rougeur de la grande façade de brique de l’immeuble d’en face, dans l’air calme et tiède, je le regarde choir en vol plané, tournant lentement en décrivant des cercles simples. Il tombe dans la vieille cuvette en fer, restes de ce qui fut sans doute autrefois une brouette, et qui sert de barbecue aux ouvriers dans la semaine pour faire griller leur côtes de mouton. Je laisse la fenêtre ouverte juste au-dessus, et la nuit tombée, je pense aux cendres grises dans la brouette et au papillon gris posé dessus.

Denis Roche, Temps profond : Essais de littérature arrêtée, 1977-1984,
Seuil, « Fiction & Cie », 2019, p. 80.

 

10 septembre 1980 (mercredi). […] Hier soir en rentrant, début d’incendie devant la porte de la Fabrique, le feu sous la carcasse en fer de la brouette ayant sans doute été mal éteint par les ouvriers. Cela me remet en mémoire l’attentat commis par des agriculteurs contre un camion qui venait de franchir la frontière espagnole et qu’ils croyaient contenir des denrées alimentaires alors qu’en fait il était plein jusqu’au toit de machines à écrire. J’avais lu ça dans un journal aussitôt après une longue conversation avec Sollers sur diverses stratégies dont il tenait à me faire part.

Ibid., p. 83.

 

5 janvier 1983 (mercredi). Comme une circulaire, reçue il y a quelques jours, m’en priait, je me rends rue Berryer à la Délégation aux Arts plastiques porter trois photos en vue d’un achat éventuel par l’État de ma série de pyramides de Gizeh. Dans le hall, les artistes font la queue, qui avec trois tableaux dans les bras, qui avec trois sculptures dans une brouette, qui avec trois photos dans une enveloppe, devant une secrétaire qui vous enregistre promptement.

Ibid., p. 209.
[avec la complicité de Bertrand Verdier]

Alexandre Vialatte : « Honoré d’Urfé »

Le Bélier est vieux comme Hérode. Surtout sous sa forme à queue plate : il a vu le Chaldéen baptiser les étoiles. Il doit avoir le squelette réduit, les gigots développés, les membres assez courts, les veines de l’œil d’un rouge clair, la laine aussi fine qu’il se peut et la croupe très résistante. Il se caractérise par le coup de tête, comme le bison et le poisson-marteau.
La queue du mouton à queue plate, qui est extrêmement développée, fonctionne comme la bosse du chameau : elle fournit à la bête une réserve de graisse et peut peser de dix à vingt kilos. Des voyageurs dignes de foi, dit Dupiney de Vorepierre (1), assurent qu’en certains déserts le mouton la porte dans une brouette (sinon il la traînerait comme un boulet de forçat). Ces petits chariots (qui rappellent un peu le corbillard des enterrements de puces) sont fabriqués par les bergers. Les savants, dit encore Dupiney de Vorepierre, ne sauraient distinguer le genre mouton du genre chèvre : leur embarras irait même croissant avec la science. Il suffit cependant de la moindre ignorance pour faire tout de suite la différence entre la chèvre et le mouton. D’ailleurs, la chèvre est l’ennemie de l’homme : elle grimpe aux arbres, elle a mangé la moitié de l’Afrique et dévoré le tiers de l’Asie, alors que le mouton est très anthropophile.

1. Dictionnaire français illustré et encyclopédie universelle, édition de 1864, t. II, p. 474.

Alexandre Vialatte, « Honoré d’Urfé »,
in Collectif, Tableau de la littérature française de Rutebeuf à Descartes,
Gallimard, 1962, pp. 471-472.
[contribution de Jacques Barbaut]

Arno Schmidt : Brand’s Haide

Le tuyau d’eau : chez le pasteur, un qui le tirait avec des mains boudinées : Laocoon ou des limites de la peinture et de la poésie. En haut un ciel dévasté, désolant comme un champ de patates vide, manque plus que les ornières des tracteurs et les hérissons, don’t ask me why. Imposante figure, soit dit en passant, le gros, i.e. mort il vaudra bien sa brouette et demie de fumier. À côté de l’église ! : je boirai le calice jusqu’à la lie ! — Au milieu de la place déserte, je me sentis comme qui dirait exposé : des fois qu’une étoile filante me tomberait sur l’occiput ; je m’empresserai de tourner le coin, vexé. (Eus l’idée d’un titre de livre : <Écoute, mon vieux !> = Entretiens avec Dieu.)

Arno Schmidt, Brand’s Haide [1951],
traduit de l’allemand par Claude Riehl,
Christian Bourgois, 1992, p. 12.
[contribution de Jacques Barbaut]

W. G. Sebald : Austerlitz

Le sentier faisant le tour de la forteresse longeait les poteaux d’exécution passés au goudron et l’aire de travaux où les prisonniers devaient charrier le remblai autour des remparts, plus de deux cent cinquante mille tonnes de terre et de pierraille pour lesquelles ils n’avaient d’autres outils que des pelles et des brouettes. Ces brouettes, dont on peut encore voir un exemplaire dans le vestibule, étaient sans nul doute, déjà à leur époque, effroyablement sommaires. Elles se composaient d’une sorte de plateau avec deux poignées rudimentaires à un bout et une roue de bois cerclée de fer à l’autre. Posée sur les traverses du plateau, une caisse en planches brutes aux côtés s’évasant vers le haut fait que cet assemblage grossier rappelle les tombereaux avec lesquels chez nous les paysans sortaient le fumier de l’étable, sauf que les brouettes de Breendonk étaient deux fois plus grandes et que, à vide, elles devaient déjà peser près d’un quintal. Il était pour moi impensable que des prisonniers qui, à de très rares exceptions près, n’avaient jamais fait de travail de force avant leur arrestation et leur internement, aient pu pousser ces engins sur un sol argileux desséché par le soleil et couvert d’ornières dures comme le roc, ou dans le bourbier qui se formait dès les premières pluies, impensable qu’ils aient pu s’arc-bouter jusqu’à ce que leur cœur soit au bord d’exploser ou bien encore, quand ils n’avançaient pas, être frappés sur la tête à coups de manche de pelle par l’un ou l’autre des surveillants.

W. G. Sebald, Austerlitz [2001],
traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau,
Actes Sud, « Babel », 2013, pp. 28-29.
[contribution de Jacques Barbaut]

Jean-Pierre Ostende : Et voraces ils couraient dans la nuit

Nous commencions par une série de mesures et prélèvements : photocopies, saisies, enregistrements, téléchargements, puis comparaisons, analyses, estimations… Marie se chargeait de ça, elle aurait déplacé une montagne avec une brouette et quelques disques durs. Rien ne semblait l’arrêter.
Elle pénétra la première dans le hall à carreaux blanc et noir que, la nuit, deux femmes obscures avaient frotté.

Jean-Pierre Ostende, Et voraces ils couraient dans la nuit,
Gallimard, 2011, p.41.
[contribution de Fabrice Lefaix]

Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers, Tableau de Paris à cinq heures du matin

TABLEAU DE PARIS
À CINQ HEURES DU MATIN

L’ombre s’évapore,
Et déjà l’aurore
De ses rayons dore
Les toits d’alentour ;
Les lampes pâlissent,
Les maisons blanchissent,
Les marchés s’emplissent,
On a vu le jour.

De la Villette,
Dans sa charrette,
Suzon brouette
Ses fleurs sur le quai,
Et de Vincenne
Gros-Pierre amène
Ses fruits que traîne
Un âne efflanqué.

[…]

.

Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers, extrait de « Tableau de Paris à cinq heures du matin » [1802],
cité dans Philippe Meyer, Paris la grande en vers et en chanson,
Les Arènes, 2003, p.18.
[contribution de Florian Ferré]

Louis Petit de Bachaumont : Mémoires secrets

L’examen de certains textes amène à penser que l’affaire des latrines publiques a commencé de passionner l’opinion éclairée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. M. de Sartine, lieutenant général de police sous Louis XV, fera mettre des « barils d’aisances » dans certains coins de rues. Dans ses Mémoires secrets, à la date du 6 septembre 1769, Bachaumont, à propos d’une compagnie venant de se former pour louer des parasols destinés à préserver du soleil les natures délicates qui traversent le Pont-Neuf, rappelle un projet beaucoup plus utile dont quelqu’un fournit le plan à M. de Laverdy, lorsqu’il était encore contrôleur général des Finances : « C’était celui d’établir des brouettes à demeure à différents coins des rues, où il y aurait des lunettes, qui se trouveraient prêtes à recevoir ceux que des besoins urgents presseraient tout à coup… Les entrepreneurs promettaient de rendre une somme au trésor royal, ce qui tournait l’affaire en un impôt digne d’être assimilé à celui que Vespasien avait mis sur les urines des Romains. Tant d’industrie prouve à quel point l’argent est devenu un besoin indispensable, et comment on se tourmente en tous sens pour en acquérir ».

Roger-Henri Guerrand, extrait de Les Lieux : Histoire des commodités,
Éditions La Découverte, 1985, p. 62.

Roland Dubillard : Je dirai que je suis tombé

OUBLIÉE

I

Oubliée, tu n’as pris de mon escalier
que ce qu’il te fallut pour t’enfuir ;
que ce qu’il te fallut.
Et, ce qu’il te fallait, toi, tes pieds
et toute la nature,
Oubliée, tu l’as pris tout entier.

Je reste, mesuré, dans ma demi-mesure,
par ton regard noir, par l’oubli-la mémoire,
par le noir, noir par moi comme par ma moitié.
Ma moitié mange en moi moi mon autre moitié.
Je suis debout dans le crépuscule-encrier,
face à gauche mon œuf et mon vœu face à droite,
face au milieu pareil au miroir des pirouettes,
face à face mon double et ma moitié Mireille
Oubliée mon miroir mon unique roue ma brouette
ma rouille et mon char double et ma double oreille
comment t’es-tu sortie de cette nuit d’ortie
comment as-tu trouvé tes pieds parmi mes pieds
comment, comment vas-tu, comment vais-je Myriam
où vas-tu et comment vont vos enfants, madame ?

Roland Dubillard, extrait de Je dirai que je suis tombé,
Gallimard, 1966, p. 127.